Le projet de loi sur l’accompagnement des malades et de la fin de vie, proposant de légaliser le suicide assisté et l’euthanasie, s’inscrit dans une logique inédite. L’étude d’impact de ce texte n’a pas pris en considération les implications sociales de ces nouvelles pratiques dans notre société.
Or, les exemples observés au Canada et dans l’Oregon font apparaître que les personnes seules ou défavorisées sont surreprésentées parmi les populations ayant recours au suicide assisté. De plus, on voit désormais circuler, à bas bruit mais aussi explicitement, l’idée que le développement de la mort provoquée pourrait être une source d’économies.
Si l’on devait laisser s’installer une telle idée, les conséquences morales et politiques pour nos sociétés vieillissantes seraient considérables et
possiblement d’une gravité extrême, en particulier dans des pays marqués par le sous-investissement dans les soins palliatifs, souvent essentiels dans l’accompagnement des personnes en fin de vie.
Plusieurs situations plus spécifiques, affectant directement la santé des patients, s’avèrent mal prises en charge. Or, chaque état dégradé peut être une porte ouverte à une demande de mort anticipée, qui ne serait alors que la traduction d’une forme de maltraitance.
L’insuffisance de la prise en charge de la douleur
Sans même parler de soin palliatif, les personnes favorables à l’euthanasie disent « ne pas vouloir souffrir », ce qui semble une exigence absolument justifiée. De fait, le ressenti de la douleur et/ou l’appréhension de douleurs futures sont à l’origine de nombre de demandes de mort. Mais la douleur est très insuffisamment prise en charge en France. Qu’il s’agisse de la douleur cancéreuse, qui concerne jusqu’à 90% des patients dans la phase évoluée de la maladie ou plus largement des situations de douleurs chroniques, dont souffrent 12 millions de Français, le taux de réponses adéquates est très insuffisant. Selon un rapport de la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD) paru en 2017, le « sous-traitement », compris comme une insuffisance de prise en charge, était évalué à 61% en cancérologie, tandis que seuls 3% des douloureux chroniques sont pris en charge dans les centres spécialisés. Dans ce contexte, le projet de loi légalisant l’euthanasie a été perçu par des professionnels de santé comme particulièrement inopportun : « Alors que ce projet de loi s’invite dans toutes les conversations, nos concitoyens savent-ils que la médecine de la douleur n’est toujours pas reconnue comme spécialité à part entière ?
Que 30% des structures publiques risquent de disparaître ces prochaines années par manque de moyens financiers et humains ? Que la médecine de la douleur en libéral est moribonde avant même d’avoir vécu ?9 ».
L’inadéquation de la prise en charge face au vieillissement de la population
À cause du vieillissement de la population, le système de santé va être amené à accompagner un nombre croissant de fins de vie : l’Insee prévoit 770.000 décès par an à l’horizon 206010. Ce contexte démographique implique une augmentation parallèle des comorbidités, donc des besoins accrus en termes de santé publique.
La question de la prise en charge du vieillissement ne se pose pas que dans notre pays. Non sans cynisme, le film japonais Plan 75, de Chie Hayakawa, imagine un programme gouvernemental encourageant les personnes âgées à se faire euthanasier. Plus près de nous, Claude Mermod accuse la pratique du suicide assisté en Suisse de devenir « une formule bien éduquée pour faire “partir” les vieux11 ». De manière générale, les pays qui ont légalisé la mort provoquée ont vu le nombre de morts anticipées augmenter au fil des ans, en raison d’une extension croissante de l’éligibilité à l’acte mais aussi d’une banalisation du geste. Surtout, cette normalisation peut stigmatiser ceux qui coûtent alors qu’ils ne rapportent plus, voire leur faire intérioriser cette notion12. Nombreuses sont les personnes qui demandent une mort anticipée pour « ne pas être un fardeau » pour leurs proches13. Notre société valorise la performance, l’efficacité, ce qui a contrario place les personnes vieillissantes dans une position de plus en plus inconfortable. Ainsi lors de l’épisode de la Covid, certains intellectuels ont prôné l’abandon des vieux au bénéfice des plus jeunes. Dès lors que la possibilité d’une mort programmée existe, les personnes âgées doivent assumer le choix de vivre à rebours des valeurs dominantes. En outre le discours vantant le courage et l’héroïsme, voire la « dignité » de la mort anticipée, accentue le poids à porter pour continuer à vivre, même malade, même diminué dans ses capacités.
Par ailleurs, la dépense moyenne annuelle de santé augmente avec l’âge. La dépense moyenne remboursable par personne et par an est deux fois plus élevée chez les 60-74 ans (4.005 €) et quatre fois plus élevée chez les plus de 85 ans (8.102 €) que chez les 17-59 ans (1.757 €)14.
Une information complète exige de préciser aussi que les frais de gestion des complémentaires santé ont augmenté à un rythme deux fois plus élevé que l’inflation entre 2011 et 2022, soit 33% en valeur et dépassent désormais les frais de gestion de l’Assurance maladie obligatoire15.
Dès lors on peut être tenté de faire un rapprochement entre ces chiffres et les positions prises par les complémentaires santé en faveur d’une légalisation de la mort provoquée. Sur 14 États membres de l’Union européenne, c’est en effet en France que le reste à charge par habitant est le plus faible à ce jour (405 euros par habitant)16.
La psychiatrie, un indispensable outil d’analyse des demandes de mort, ne pouvant assurer sa mission
Le psychiatre apparaît comme un professionnel essentiel dès lors qu’il est question de mort provoquée. En effet, au cours de la phase particulière de la fin de la vie, nombre de patients vivent des périodes dépressives qu’il convient de diagnostiquer et prendre en charge. Or, le secteur de la psychiatrie est, peut-être plus que toutes les autres spécialités médicales encore, dans un état de délabrement consternant, avec des sous-effectifs majeurs17. Depuis 2010, 310 postes de psychiatre n’ont pas été pourvus à l’internat, dont 65% entre 2019 et 2023. En 2023, 67 postes sur 547 ouverts, sont restés vacants. La capacité d’accueil des hôpitaux est passée de 100.000 lits à 80.000 lits entre 1997 et 2021. Une dizaine de départements n’a même plus un seul praticien. Cette situation pourrait s’aggraver encore davantage si la mort provoquée était légalisée puisque la psychiatrie serait moins attractive. En effet, les psychiatres placés devant des patients ayant fait une tentative de suicide, potentiellement encouragés par la légalisation du suicide assisté, devront les prendre en charge tout en évaluant la différence entre les deux démarches, ce qui est absolument impossible : aucun médecin ne peut affirmer sérieusement qu’il n’y a aucun élément dépressif dans une demande de mort. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) admet lui-même, dans une annexe à son avis 139, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le suicide médicalement assisté et les autres formes de suicide18. Suicides d’ailleurs susceptibles de toucher plus spécifiquement la population jeune, tout particulièrement à l’heure des réseaux sociaux. Or, pour les 13% d’enfants et d’adolescents nécessitant des soins en psychiatrie (soit 1,6 million de jeunes), on compte moins de 600 pédopsychiatres sur toute la France. D’ores et déjà certains s’inquiètent de l’effet délétère d’une légalisation du suicide assisté sur la jeunesse : « La jeunesse sera peut-être heureuse d’apprendre que lorsqu’elle ne sera plus en capacité de mourir toute seule, par elle-même, comme une grande, elle pourra bientôt compter sur une aide de l’État. Elle n’aura qu’à demander ?19 »